Quand la presse s'autocensure, le journaliste est furax
Autant le dire tout de suite en guise de prolégomènes (j'adore ce mot) : je suis carrément furax. Des volutes de fumée sortent de mes oreilles, mon nez a un vague goût de moutarde de Dijon, et j'ai les doigts qui tremblent. Je suis en rogne.
Pour la première fois (ok, ça ne fait que trois ans) depuis que j'exerce l'humble mais ô combien sexy métier de journaliste (ne comptez pas sur moi pour vous dire où, j'ai déjà dit plusieurs fois que je tenais à mon anonymat, et je m'y tiendrai), ma hiérarchie m'a interdit de sortir une info. Non, c'est non. Hop, tu te tais, zou. On s'autocensure, ton truc risque de nous mettre le feu aux quartiers sensibles. Et ça, pas question.
Rage. Désespoir. J'en ai eu du mal à dormir, dites-donc. Moi qui croyais à la pureté de ce métier. Moi qui croyais qu'on était là pour le lecteur, et non pas pour éviter que le feu se propage. Qu'on se battait pour lui, pour le débat, pour la démocratie en quelque sorte. Quelle naïveté!
Je savais bien qu'on était susceptible de se faire censurer pour des motifs économiques. Je l'ai vu. Tenez. Par exemple, on nous a ordonner de ne parler qu'à la marge de l'ouverture d'un grand magasin, sous prétexte qu'il ne voulait pas faire de pub dans le journal. C'est de l'idiotie, de l'enfantillage, de l'abus de pouvoir, c'est désagréable, mais passe encore, ce n'est pas dramatique. L'info n'est pas en danger. Ce qui est plus gênant, c'est quand vous êtes les seuls à vous taire sur un livre d'investigation, sous prétexte qu'il traite de votre principal annonceur. Là aussi, c'est du vécu, personne n'est dupe. Surtout quand le bouquin caracole en tête des ventes...
Je savais aussi qu'il existait une forme de censure déguisée, douce, émanant des sources d'information. Celle là, c'est la plus courante. Si tu parles de ça, le robinet de l'information sera fermé. Alors réfléchis bien, mon petit père. Sans aucun doute, c'est cette forme de censure qu'utilise notre cher président. Pas besoin d'intimidation à la Poutine dans notre douce France, le chantage au scoop, au robinet, fonctionne très bien.
Mais là, dans l'exemple dont j'ai été le malheureux témoin (il ne s'agit pas de me plaindre, mais de tenter d'expliquer le phénomène), c'est pire encore. Il n'y a aucune intervention extérieure. Aucune pression, aucune menace. Et donc aucune excuse. On décide juste que l'information n'est "pas opportune". Sans rentrer dans les détails, il s'agit d'une victime d'une infraction pénale grave. Qui est mise en cause dans diverses affaires de trafic, selon la police. Mais parce qu'elle est une victime, on ne veut pas la salir. Parce que la famille se plaint, parce qu'on met en exergue le risque que ça "pète" dans les quartiers, en préfère se la boucler. On préfère être manichéen, aussi : un coupable, c'est méchant, une victime, c'est gentil. Avec des petits schémas simples, c'est mieux pour le lecteur. Faudrait voir à ne pas trop le brusquer, ce cher lecteur.
Sauf que ce même lecteur en a assez qu'on le prenne pour un idiot. Et là, il reste poli. En agissant ainsi, non seulement la presse trompe son public, non seulement elle ment, en donnant des versions incomplètes, mais en plus, elle se tire une balle dans les deux pieds superposés. Or à chaque fois qu'un média s'autocensure, il creuse un peu plus sa tombe. Et après, on va s'étonner que les ventes chutent? On va s'étonner que les gratuits, qui ont peu ou prou le même contenu avec dix fois moins de journalistes, captent toutes les recettes publicitaires? On va s'étonner que les gens lisent AutoMoto, Choc et Entrevue, plutôt qu'un quotidien d'information? On va s'étonner que la démocratie recule?