Vidéosurveillance : pragmatisme sécuritaire ou risques pour les libertés?
Après Michèle Alliot-Marie il y a quinze jours, François Fillon lui-aussi déclare sa passion pour les caméras. En visite parisienne à la gare du Nord, où des "rixes" (entre guillemets, les termes journalistiques et consensuels désignant généralement une réalité bien plus sombre) entre "bandes rivales" ont été constatées dimanche. Le premier ministre de la France a réclamé l'extension du système de vidéosurveillance à toute l'enceinte de ce lieu fréquenté quotidiennement par des millions de voyageurs.
"On va mettre des caméras partout", a annoncé le premier ministre. Et notamment dans la galerie commerciale où des heurts avaient déjà eu lieu entre "jeunes" et policiers le 27 mars dernier, en pleine campagne présidentielle. Loin de nous l'idée de contester cette bonne volonté du gouvernement, qui prend tous les problèmes à bras le corps comme ils se présentent. Loin de nous aussi, l'idée de parler de la "réactivité médiatique et sélective" de l'exécutif. On pourrait y consacrer une note entière, en prenant notamment pour exemple la surveillance policière entourant un commerçant de Seine-Saint-Denis s'étant plaint la semaine dernière, sur RTL, des attaques dont il a été victime dans son magasin. Hé oui, si vous désirez joindre le gouvernement, appelez RTL.
Non, il s'agit ici d'évoquer la vidéosurveillance. Car à la mi-août, après le meurtre d'un Italien dans une station du métro parisien, Michèle Alliot-Marie avait déjà réclamé d'avantage de caméras dans les transports en commu, et plus généralement, "un renforcement du maillage de vidéosurveillance en France où nous sommes encore loin de celui existant en Grande-Bretagne". Nicolas Sarkozy lui avait emboîté le pas, confiant au JDD : « Il y a 25 millions de caméras au Royaume-Uni, un million en France. Je suis très impressionné par l’efficacité de la police britannique grâce à ce réseau de caméras. »
Dans le cas bien précis du musée ou de la banque, pas de problème. Quoique les braquages existent toujours. Et dans l'hypothèse du lieu fermé qu'est une gare ou un métro, on ne peut qu'être d'accord avec les autorités à première vue : l'installation de systèmes de vidéosurveillance permettrait de rassurer les commerçants. Peut-être de dissuader les récalcitrants. Même si d'emblée, se posent deux questions clefs : n'est-ce pas un aveu d'échec, de se dire qu'on ne peut plus rien faire si ce n'est installer des caméras? Qu'on abandonne la lutte, la prévention, l'éducation, pour se jeter à corps perdu dans la fabrication d'engins qui n'éviteront rien, mais permettront juste de retrouver les coupables, ou de savoir ce qui s'est réellement passé?
Et deuxième objection : quid de la présence humaine de terrain, qui peut voir ce que la caméra ne voit pas n'oublions pas que la caméra ne voit rien), ne sent pas? Un peu facile d'installer des robots, quand on est responsable de la chute des effectifs de la police nationale (on parle ici d'un ancien ministre de l'Intérieur).
Mais tout cela n'est pas le plus important. Ce qui inquiète, c'est la volonté sous-jacente du gouvernement de généraliser la vidéosurveillance (selon la CNIL, la mise en place de tels système a quasiment triplé en nombre entre 2005 et 2006) dans les rues, sur les trottoirs, bref, partout. Pour faire comme les Anglais, qui décidément nous inspirent beaucoup. Pourquoi pas, après tout? Allez, parlons des attentats de Londres. Qu'a permis la vidéo? D'interpeller très rapidement des suspects en visionnant les enregistrements. A-t-elle permis d'éviter le carnage? Non. En direct, les caméras ne servent à rien. Ce qui explique qu'elles aient un intérêt assez faible en ce qui concerne la prévention de la délinquance, comme l'ont démontré de nombreuses études britanniques.
Ne pense-t-on pas que ce qui est l'essentiel, c'est d'éviter que les choses arrivent, plutôt que de les sanctionner? Les commerçants de la garde du Nord, que préfèrent-ils? Que les belligérants soient arrêtés ou que la rixe n'ait pas lieu? Qu'est-ce qui est le plus important, qu'on évite la mort d'un Italien ou qu'on sache comment cela s'est passé?
Et puis, l'idée qu'il y a derrière chaque caméra, c'est qu'elle va permettre de faire diminuer l'insécurité. C'est cette idée, qui est inquiétante. Car en s'appuyant là-dessus, on pourrait tout permettre. Pourquoi pas une caméra chez vous, pour éviter les accidents domestiques, les violences conjugales, l'alcoolisme, le tabagisme passif?Pourquoi pas, si l'objectif recherché est intéressant?
J'exagère, direz-vous. Je fantasme, comme tous ceux qui craignent qu'Orwell ait un jour raison. "Si on n'a rien à se reprocher, on s'en moque des caméras", rétorquent les optimistes. Mais ce qu'on doit refuser, ce n'est pas le principe même de la caméra, comme le font ceux pour qui tout progrès est un crime, mais le risque que tout cela dégénère, le risque que les décisions d'aujourd'hui ne nous conduisent dans un engrenage dont on ne pourra plus sortir. Après, cela dépend de la société que nous voulons. Mais le Télécran, non merci.
D'autant que le principal argument des pro-vidéo est nul et non avenu. On nous répète que les contreparties seront là, que le cadre légal sera strict, et qu'une sorte de CNIL de la vidéo sera mise en place. Que nenni! Il est assez grotesque de tenter de rassurer les citoyens en évoquant la CNIL, cette institution sans moyens, sans ambition, dont le nom est partout mais qui ne protège personne. Et qui elle-même, dénonçait le règne de la "société de surveillance" dans son dernier rapport annuel : «L'innovation technologique est à la fois porteuse de progrès et de dangers. Les individus sont tentés par le confort qu'elle procure, mais ils sont peu conscients des risques qu'elle comporte. Ils ne se préoccupent guère de la surveillance de leurs déplacements, de l'analyse de leurs comportements, de leurs relations, de leurs goûts».
Alors, pragmatisme sécuritaire, ou risques inconsidérés? Pour avoir longuement étudié la question, j'ai tendance à penser que le bilan coût-avantage des caméras est négatif : trop de risques de dérives par rapport aux intérêts qu'on peut en attendre. Il va maintenant être passionnant de voir comment le gouvernement va réussir à imposer son idée. Au gré des faits-divers, sans doute. Pas sûr que les Français, généralement soucieux de leurs libertés, y soient toutefois favorables. Partisans de la vidéo, juste une question : êtes-vous bien sûrs qu'on ne puisse pas faire autrement?